
Je suis à fleur de poil. Duvet, cil, sourcil, pilosité naissante. Autant de marques inaperçues chez les
femmes rousses ou blondes et marquées sur la peau des femmes aux cheveux châtains et bruns.
Durant des années, l’obsession d’enlever mes poils envahissait tout mon espace. Une lutte acharnée,
un combat fatigant, une bataille rangée, presque perdue d’avance. Qu’importait, sinon ôter, ôter,
coûte que coûte. Arracher, toujours. Lisser, encore. Me débarrasser de ces marques pileuses, et pour
celles qui restaient, les redessiner, au prix d’une perte de soi, d’un visage flouté, d’un regard sans
caractère, éloigné des sourcils, toujours plus hauts et foncièrement moins beaux. Des sourcils
dépourvus de caractère. Trop dénudés. Un visage pas structuré. Un corps dénaturé.
Les premières fois que j’ai pris conscience de ma pilosité naissante ce fut la transformation que
mon corps renvoyait au yeux des autres, en premier lieu dans ceux de ma soeur, qui se moqua
« gentiment » de ma pilosité pubienne. Ces scènes sont gravées dans ma mémoire comme des
épidodes de honte profonde, mais… pourquoi ? Le changement, la transformation, la mue font partie
de la vie, une vie qu’on veut vivante se fait étape par étape, le long d’un chemin pas droit, mais
sinueux, parfois tortueux, même en épingles à cheveux. On n’avance pas selon un déroulement
linéaire, plane et continu ainsi que j’imaginais que mes parents le concevaient.
Ces premiers poils, donc, sur le pubis, furent, je suppose, une des toutes premières manifestations
de honte liée à mon corps, à ma sexualité potentielle (a première portait sur la masturbation à
réprimer, je me souviens très, très bien). J’ai voulu, j’ai décidé de mettre un terme à ces poils. Ces
poils dont, allez savoir pourquoi, ma mère est dépourvue. Tout au plus quelques fins sourcils de
moins en moins brun accentuent-ils son regard. La zone pubienne en est pourvue, aussi,
évidemment. Mais ni ses bras, ni ses jambes, ni son bas-ventre ne s’ornent d’un duvet.
Au contraire, j’ai (hérité) d’une pilosité plus que moyennement importante. À partir de ce momentlà,
vers 11 ans, j’ai commencé à badigeonner mes mollets de crème dépilatoire au parfum de
détergeant, une crème pas douce, qui me brûlait les mollets, me provoqua une allergie aux aisselles,
mais qui demeurait le seul outil à portée de ma main contre ces satanés poils. Je me souviens encore
du regard noir de ma mère après que je me sois épilée -juste les mollets- la première fois. Sacrilège.
Blasphème. J’aurais dû attendre le plus longtemps possible avant de le faire. Pourquoi ?
La douleur qui est la mienne dès lors ne fait qu’augmenter, sourde, muette, puisque ni mon père qui
ne supporte pas les poils sur les femmes, ni ma mère qui ne s’est jamais encombrée d’une séance en
institut, ni ma soeur moins poilue ne peuvent comprendre que je passe mon temps, aux beaux jours,
à traquer le moindre poil à l’aide de ma pince à épiler, et à ne jamais pouvoir me mettre jambes
nues, ces jambes plutôt fines que je jugeais toujours trop ceci ou pas assez cela. Ils ne comprenaient
pas ni n’encourageaient de dialogue. Chez nous, de toutes façons, ce n’est pas le genre…
En même temps que j’ai commencé à m’acharner sur mes poils, j’ai alterné, comme beaucoup, les
phases de régime sévère (pour ne pas dire anorexie latente, chez moi, puisque bien sûr, chez moi, on
ne dit pas) et les épisodes de joie gustative. Rares. Trop rares. Au compte-goutte. Toujours la honte.
La culpabilité. La peur du qu’en-dira-t-on. À treize-quatorze ans j’étais mince, maigre, dans un
doute quant à moi-même affreux, insidieux, et sur lequel personne ne me rassurait, à propos duquel
personne ne parlait. Je ne pouvais tout simplement pas continuer ma mue en douceur, il fallait que
ce soit douloureux. La honte.
À la crème dépilatoire a succédé l’épilateur électrique, au passage extrêmement douloureux, presque
violent, et qui laisse des traces rouges pendant une semaine parfois sur le fantôme du follicule
pileux, qui entraîne des repousses différées et des poils incarnés. Puis un matin, je m’aperçois que
l’un d’eux grossit jusqu’à prendre la taille d’un petit pois dodu, là, le médecin s’inquiète, ne prend pas
la situation à la légère, m’enjoint vivement à stopper cette technique dépilatoire. J’ai encore la
cicatrice de ce poil incarné sur la cuisse gauche. Cinq ou six années après, j’ai eu la même,
exactement symétrique, sur la cuisse droite. Ma mère me paie des séances pour l’épilation à la cire.
Pas trop tout de même car c’est cher. Je continue alors à payer le poids de cette souffrance.
Abnégation. Je traque encore la moindre repousse à la pince à épiler. Je me tais. Je m’observe à la
loupe mais ne réclame plus d’autre séance chez l’esthéticienne. Je n’ai qu’à me taire avec mes poils,
« bah, de toutes façons, ça se voit pas tant que ça », me dit ma mère. Quand, étudiante, je la
retrouve un week-end, elle me souligne que quand même tes « sourcils, là, ce n’est ni fait ni à
faire ». Elle ne m’a jamais montré comment faire pour que ce soit bien fait. Pourquoi…
J’achète un appareil à cire pour le faire moi-même à la maison. Cela dure plusieurs années.
Rien ne s’améliore côté repousse, rien n’empire non plus. Mais devant l’ampleur de ma pilosité,
j’abdique. Je ne veux pas me rendre chez une esthéticienne qui …
Tout un pan du corps médical ne m’a pas aidée avec ce corps. Une gynécologue qui recule devant
ma pilosité. Qui espère que je m’épile lorsque j’ai une relation. Une dermatologue que je consulte
pour un grain de beauté, et ouvre des yeux de merlan frit devant mes jambes non épilées.
Un dermatologue m’avait expliqué que si je vivais en Amazonie, je serais considérée comme une
divinité, parmi la population indigène glabre.
J’ai mis cinq ans à retourner voir une dermatologue alors que je suis criblée de grains de beauté qui
doivent être sérieusement contrôlés tous les ans. La mienne est douce, attentive, pas dans le
jugement.
J’ai attendu des années avant de franchir, vaillante, le pas d’un cabinet de gynécologie sans
appréhension. Celle qui me suis est une très bonne diagnosticienne, professionnelle, qui par
conséquent ne tiendrait pas ces propos déplacés.
Aujourd’hui, je sais que des personnes bienveillantes existent. Mon complexe est là, mais moindre.
Ma honte a presque disparu, notamment grâce aux paroles et à l’approche d’une dame tunisienne qui
sait épiler les femmes à la cire orientale (sucre, citron) et ne les juge jamais. Elle sait bien pourquoi
nous les filles un peu poilues venont la voir. Elle m’a promis aussi qu’au bout d’une année d’épilation
régulière les poils diminuaient en nombre et en vigueur.
Je constate une différence. Je lui fais confiance.
Je ne me triture plus les poils, ne scrute plus mes gambettes à l’affût de la moindre tâche noire à
débusquer. J’ai plaisir à aller la voir, on passe un bon moment, elle sait prendre ses clientes, papote.
Pourquoi ne m’a t-on pas accorder cela, rien que cela ? Je ne sais toujours pas.
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