Je suis ce qu’on appelle une enfant CODA. Children Of Deaf Adult. Vivre avec des parents sourds, c’est peut-être rigolo dans les films comme « La Famille Bélier » mais dans la vraie vie, c’est pas aussi rose. Dans la vraie vie, t’as 10 ans, tu réponds au téléphone et tu te fais engueuler par la représentante de la société à qui tes parents doivent de l’argent. C’est à toi que la personne menace d’envoyer l’huissier. 10 ans, bienvenue dans le monde des adultes.
Pas de chance, je suis moi aussi sourde. Enfin, je préfère dire malentendante. Pour le dictionnaire, c’est la même chose, pas pour moi.
Je tiens à ce qu’il me reste d’audition.
Je suis malentendante à 40 % environ. Avant je disais 30, puis 35…
Maintenant je suis honnête avec moi, et je dis 40 % environ.
Mes parents sont sourds à 100%, ils ont chacun une surdité différente de l’autre, et la mienne est encore différente de la leur. En gros, la faute à pas d’chance que ça me soit arrivé. A moi et pas à mon frère, pas à ma soeur. Veinards.
Enfin je suppose que c’est la faute à pas d’chance, parce que les médecins me disent juste « Bon bah on voit sur l’audiogramme que ça vient de l’oreille interne, plus précisément de la cochlée, mais on ne sait pas pourquoi ». Ils s’en fichent ? Peut-être. Un jour j’ai demandé à avoir un IRM, on m’a dit que ça ne servirait à rien. Bon bah d’accord si tu le dis.
Je suis comme ça depuis petite : à la maternité, je n’entendais pas, puis c’est venu par la suite. Et au fur et à mesure des années, mon audition a doucement baissé : elle est passée de -20 quand j’étais enfant, à -40 décibels depuis quelques années.
Vous me direz, sur 100, ça va encore ! En fait non. Parce que c’est une moyenne : j’entends les sons graves à -30, les conversations à -40, et les sons aigus à -70. C’est pratique des fois, je n’entends pas les moustiques voler (ouille piquée ! Tiens, y’a un moustique dans la
chambre…)
C’est quoi être malentendante ?
Je pense que les gens ne se rendent pas compte de ce que c’est que d’être malentendante. Par exemple, j’entends suffisamment bien pour discuter avec une personne, ou deux, quand on est au calme. Mais lors d’un repas avec des amis, c’est mort, je n’arrive plus à suivre personne. Tous les sons se mélangent, s’embrouillent, qui dit quoi ? Hey mais c’est quoi ce bruit ? Chut ! J’entends plus… Bon bah vas-y, sers-moi un verre, ça va passer le temps…
Etre malentendant, c’est demander aux gens de ne pas me tourner le dos quand ils me parlent.
C’est tendre l’oreille pour bien entendre chaque mot : essayer de deviner le mot mal compris, en le remettant dans son contexte. C’est dire oui, ou non, même si on n’a pas compris la phrase… Y’a une chance sur deux d’avoir la bonne réponse. La première fois que j’ai rencontré mon conjoint, il m’a dit : « thé ou café ? » Je n’avais pas compris, j’ai dit oui…
C’est essuyer le regard blasé de la personne que tu as en face de toi et à qui tu demandes de répéter. Blasée même quand tu lui dis « pardon je suis malentendante ». Connasse.
C’est ne pas entendre son enfant pleurer la nuit.
C’est préférer 1 000 fois plus les SMS que les coups de téléphone !
C’est la lassitude de dire « pardon mais j’entends mal si vous pouviez ne pas me tourner le dos, me regarder quand vous me parlez… ».
Je dis pardon… Pourquoi je dis pardon ? Ce n’est pas à moi de m’excuser de ne pas avoir compris ce qu’a dit la personne, c’est à elle de faire l’effort de me regarder, c’est la base de la communication non ?
C’est épuisant. Moralement, physiquement. Il y a des jours après le travail où je me sens épuisée d’avoir essayé de comprendre ce qu’on m’a dit (surtout quand je rencontre de nouvelles personnes : j’ai remarqué qu’au bout de quelques temps je m’habitue à la nouvelle voix et la comprends mieux).
« Ben mets tes appareils auditifs ! » Oui mais les appareils, c’est bête à dire mais parfois ça te casse les oreilles… Les sons ne sont pas naturels : certains sont juste amplifiés, d’autres sont traités et retranscris. Et ca aussi c’est épuisant, de bien entendre. Et puis y’a des jours où voilà quoi, merde, j’ai pas envie de les mettre.
J’ai mis des années avant de l’admettre. Avant de pouvoir dire « je suis malentendante ». Je ne voulais pas être comme mes parents, je ne voulais pas qu’on m’associe au monde des sourds… J’entendais mal, oui, mais je n’étais pas malentendante, et puis quoi encore !
Maintenant j’ai mûri, j’assume. Je ne le dis pas forcément mais quand il le faut, ça me dérange moins. Et je l’assume tellement que j’ai des appareils auditifs. Avoir des appareils auditifs, c’est afficher à la vue des autres son handicap. Tiens, ça aussi c’est difficile à encaisser… « je-suis-handicapée ». Wow.
Pour rajouter du fun à l’histoire, j’ai des acouphènes. Vous vous souvenez les vieilles télés à tube cathodique, qui sifflent ? Vous mettez un double sifflement à chaque oreille, et bienvenue dans mon monde. Toute la journée, toute la nuit. 24 heures sur 24. Pas de répit, pas de vacances, pas de trêve. J’entends mal, et ce que j’entends est parasité par des sifflements. Il y a des jours où je pleure, je n’en peux plus de ce bruit… C’est dans la tête, ca m’envahit, c’est toujours présent, toujours toujours toujours… Lâchez-moi, juste cinq minutes. J’aimerais juste savoir, UNE fois, quel effet ça fait de ne RIEN entendre, rien…
Alors je mets toujours le son plus fort. Parce que ça cache les acouphènes, parce que ça comble le silence qui, en fait, n’existe pas.
Le son de la télé plus fort, dans mon casque. Le son dans la voiture plus fort en allant chercher les enfants à l’école, partout où je peux, plus fort…
Un jour ça ne sifflera plus. Un jour il y aura un VRAI silence.